Sanctions et arbitrabilité

Les sanctions prises à l’encontre de certaines entités et personnes russes suite à l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie pourraient soulever des interrogations concernant l’arbitrabilité des litiges entre les entités sanctionnées et des tiers.

Cette question n’est pas nouvelle pour les praticiens de l’arbitrage international, car elle a déjà été abordée par le passé lorsque la communauté internationale a adopté des sanctions contre, par exemple, l’Irak ou l’Iran. Les sanctions actuelles sont quelque peu différentes (par exemple, elles ne sont pas adoptées par les Nations unies) et ressemblent davantage à celles adoptées contre la Fédération de Russie elle-même à la suite de l’annexion de la Crimée.

La question mérite désormais une attention particulière, en raison à la fois de l’ampleur des nouvelles sanctions et de l’importance de certaines des entités sanctionnées dans le commerce international.

À première vue, l’analyse de la question pourrait commencer par le seul texte législatif qui traite expressément de la relation entre les sanctions et les procédures d’arbitrage : le Règlement de l’Union européenne n° 883 de 2014, tel que modifié par le Règlement de l’Union européenne n° 1269 de 2022. Ce règlement exclut clairement du champ d’application des sanctions “les transactions strictement nécessaires pour garantir l’accès à (…) une procédure d’arbitrage, ainsi que pour la reconnaissance ou l’exécution (…) d’une sentence arbitrale rendue dans un État membre”.

Le sens apparent de cette disposition est que les sanctions n’affectent pas directement l’arbitrage. Ce n’est pas une coïncidence si plusieurs institutions arbitrales européennes ont accueilli favorablement l’adoption de cette disposition.

Toutefois, cette première impression s’avère erronée.

La disposition stipule simplement, en résumé, que les sanctions ne s’appliquent pas aux paiements effectués par les entités sanctionnées aux institutions arbitrales, aux arbitres et aux avocats. Son champ d’application est très similaire à celui de la licence générale récemment délivrée au Royaume-Uni en faveur de la Cour d’arbitrage international de Londres. Toutefois, cette disposition (comme la licence britannique) ne traite pas de la question qui nous occupe, à savoir l’arbitrabilité des litiges.

En effet, il n’y a pas de réponse univoque.

Par souci de clarté, nous pouvons distinguer deux types de juridictions en ce qui concerne la question qui nous occupe.

D’une part, les “juridictions de type A” adoptent une approche plutôt conservatrice. Dans ces juridictions, un litige ne peut être soumis à un tribunal arbitral que si les parties sont autorisées à disposer des droits sous-jacents.

D’autre part, les “juridictions de type B” adoptent une approche plus libérale. Dans ces juridictions, il importe peu que les parties puissent disposer librement de leurs droits. Un litige peut être soumis à l’arbitrage s’il concerne un intérêt économique. Rien d’autre n’est requis.

En gardant à l’esprit cette distinction majeure, il est possible de procéder à une évaluation préliminaire des effets des sanctions sur la question de l’arbitrabilité. Les sanctions ont ou peuvent avoir des effets importants – potentiellement perturbateurs – sur l’arbitrage dans les juridictions de type A. En revanche, dans les juridictions de type B, leurs effets sont plutôt limités.

Ces effets peuvent se produire (i) avant ou (ii) pendant la procédure d’arbitrage. La partie qui considère que le litige n’est pas arbitrable en raison des sanctions peut (i) ignorer la clause d’arbitrage et intenter une action devant les tribunaux d’État, ou (ii) soulever une objection au cours de la procédure d’arbitrage, ou (iii) intenter une action devant les tribunaux d’État pendant que l’arbitrage est en cours. Toutefois, la partie perdante peut également utiliser l’argument de la non-arbitrabilité pour empêcher la diffusion de la sentence en vertu de l’article V(2)(a) de la Convention de New York. Dans un avenir prévisible, le risque est de se retrouver avec une série de sentences “boiteuses”, valides et exécutables dans la juridiction où elles ont été rendues, mais inapplicables dans d’autres juridictions (ce qui est également un problème en vertu de l’article 42 du règlement de la CCI ou d’autres règles similaires).

En examinant les juridictions de type A, prenons l’exemple de l’Italie.

Le code italien de procédure civile stipule que seuls les litiges concernant les droits dont les parties peuvent disposer sont arbitrables. Si un droit n’est pas disponible, si les parties ne peuvent pas librement disposer du droit litigieux, seuls les tribunaux de l’État sont compétents pour connaître de ce litige.

La question qui se pose est la suivante : les sanctions ont-elles pour effet de transformer un droit disponible, tel que le droit de recevoir une prestation contractuelle, en un droit indisponible ? Selon l’état actuel du droit italien, la réponse semble positive, notamment compte tenu du caractère d’ordre public des sanctions.

En effet, les tribunaux italiens se sont déjà prononcés sur cette question. La Cour d’appel de Gênes l’a fait en mai 1994, et plus récemment, la Cour de cassation en novembre 2015. Dans ces affaires, il s’agissait des sanctions adoptées à l’encontre de l’Irak. Dans les deux cas, la conclusion était que, du fait des sanctions, les droits étaient devenus indisponibles, ce qui excluait la possibilité d’arbitrage.

L’arrêt de la Cour d’appel de Gênes contient également une précision intéressante. Lorsque l’on parle de droits dont les parties ne peuvent disposer en raison des sanctions, il s’agit de tous les droits découlant du contrat entre l’entité sanctionnée et le tiers. Cela inclut le droit de demander la résiliation du contrat. En effet, comme l’a déclaré la Cour, “dans le cas contraire, nous pourrions être confrontés à la possibilité (ou plutôt au risque) que les parties disposent des droits dont elles ne peuvent pas disposer en raison des sanctions”.

La même précision figure également dans la décision de la Cour de cassation. En effet, la Cour de cassation a déclaré que la relation contractuelle doit être évaluée “dans son intégralité”, et qu’il n’est pas possible de distinguer entre les droits de l’entité sanctionnée (dont les parties ne peuvent disposer) et les droits du tiers (dont il pourrait disposer). Tous les droits et intérêts découlant du contrat sont des droits et intérêts dont les parties ne peuvent disposer. L’arbitrage n’est pas possible.

La récente réforme de la loi italienne sur l’arbitrage, qui entrera en vigueur en juin 2023, n’a pas modifié la définition des litiges arbitrables. Il n’y a donc aucune raison de penser que les tribunaux italiens changeront leurs conclusions. S’ils sont compétents, ils rendront une décision sur le fond, estimant qu’une clause d’arbitrage entre une entité sanctionnée et un tiers est nulle et non avenue ou, en tout état de cause, inapplicable. Si la reconnaissance d’une sentence étrangère rendue en faveur ou à l’encontre d’une entité sanctionnée est demandée, elle peut être refusée.

Il existe deux autres juridictions de type A, particulièrement intéressantes en raison de leurs relations avec la Fédération de Russie, où l’arbitrabilité se superpose à celle de l’Italie : la Suède et la Turquie.

La loi suédoise sur l’arbitrage stipule que les litiges “pour lesquels les parties peuvent parvenir à un accord transactionnel” sont arbitrables. Cette définition semble à certains égards encore plus restrictive que celle de l’Italie, et il ne fait aucun doute que les sanctions empêchent un accord transactionnel entre l’entité sanctionnée et un tiers.

La Cour d’appel de Svea, en novembre 2005, et la Cour de cassation suédoise, en novembre 2012, ont estimé que deux litiges impliquant des parties russes qui ne pouvaient être réglés en vertu du droit russe étaient néanmoins arbitrables en vertu du droit suédois. Toutefois, il s’agit de cas très différents et, là aussi, les tribunaux ont clairement indiqué qu’une approche au cas par cas était nécessaire pour de telles situations.

Dans le cadre de cette approche au cas par cas, les tribunaux suédois pourraient également établir une distinction sur la base des droits spécifiques faisant l’objet des demandes des parties ; en d’autres termes, ils pourraient établir la distinction même que les tribunaux italiens ont refusé d’établir. Ainsi, un tribunal arbitral suédois pourrait rendre une sentence sur le fond, par exemple, si la partie demanderesse est l’entité non sanctionnée et elle demande le paiement de services rendus avant les sanctions ou la résiliation du contrat en raison des sanctions. En revanche, la situation serait incertaine dans le cas d’une plainte déposée par l’entité sanctionnée. De plus, toute demande reconventionnelle ou exception soulevée par l’entité sanctionnée compliquerait encore l’affaire, voire conduirait à une éventuelle scission de la procédure.

En effet, dans un cas au moins, une sentence a été rendue à Stockholm dans le cadre d’une procédure d’arbitrage impliquant une entité sanctionnée : Pesa c. Ural Trans Mash. Les sanctions en question étaient celles émises à la suite de l’invasion de la Crimée, et cette affaire a déclenché la première application des contre-sanctions procédurales russes en décembre 2021. Néanmoins, le tribunal arbitral a rendu une sentence sur le fond, estimant que le litige était arbitrable.

En outre, certaines voix dans la communauté de l’arbitrage international indiquent que des procédures d’arbitrage sont actuellement en cours à Stockholm entre des entités nouvellement sanctionnées et des tiers.

En fin de compte, on pourrait conclure qu’il existe un risque que des procédures d’arbitrage régies par le droit suédois ne soient pas engagées ou poursuivies en raison des sanctions. Toutefois, en l’absence de précédents des tribunaux suédois sur ce point précis, il n’est pas possible de déterminer l’ampleur de ce risque à l’heure actuelle.

La Turquie est l’autre juridiction de type A où l’arbitrabilité est définie dans des termes similaires à ceux de l’Italie.

Toutefois, la Turquie n’a pas, du moins jusqu’à présent, adopté de sanctions à l’encontre de la Fédération de Russie. La question est donc plus complexe : en vertu du droit turc, aucune question n’affecte la possibilité pour les parties de disposer de leurs droits ; toutefois, il peut arriver que ces droits ne soient pas disponibles pour une partie en raison de dispositions d’ordre public de sa juridiction (par exemple, si cette partie est une entité basée dans l’Union européenne). Aucune décision des tribunaux turcs sur ce sujet ou sur des sujets connexes n’a été signalée. Par conséquent, le risque que des sanctions influencent les arbitrages turcs ne peut être totalement exclu. Toutefois, pour l’instant, ce risque semble assez faible.

Le même mécanisme pourrait s’appliquer à d’autres juridictions de type A, telles que certaines juridictions d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, qui se trouvent dans une situation très similaire à celle de la Turquie.

L’autre groupe important de juridictions – celles de type B – définit l’arbitrabilité des litiges sur la base du fait qu’ils concernent un intérêt économique.

Le premier exemple de juridiction de type B est la Suisse.

En vertu du droit international privé suisse, tout litige portant sur un intérêt économique peut être soumis à l’arbitrage. Il convient de noter que le Tribunal fédéral suisse s’est déjà penchée sur la question des sanctions commerciales. Il a examiné la même affaire que celle examinée en Italie par la Cour d’appel de Gênes en 1994. Il est parvenue à la conclusion inverse : selon la Cour suisse, le litige entre la société italienne et l’entité irakienne sanctionnée aurait pu être tranché par le tribunal arbitral. En bref, les sanctions n’ont pas affecté l’arbitrabilité, mais seulement le contenu de la loi à appliquer au fond.

La France est également une juridiction de type B, mais une juridiction particulière. En effet, l’article 2050 du code civil français dispose qu’“il ne peut être conclu de convention d’arbitrage qui intéresse (…)”, entre autres, “l’ordre public”.

Toutefois, cet article ne s’applique qu’à l’arbitrage interne français. En ce qui concerne l’arbitrage international, les tribunaux français ont une approche très libérale. En fait, un tribunal français – la Cour d’appel de Paris – s’est également penché sur l’affaire jugée par la Cour d’appel de Gênes. Elle est parvenue à la même conclusion que la Cour suprême suisse : les sanctions n’excluent pas l’arbitrabilité.

La décision de la Cour d’appel de Paris est également intéressante d’un autre point de vue. En plus de nous informer que la France est une juridiction de type B, il nous informe également que les tribunaux français seraient réticents à reconnaître une décision rendue dans une juridiction de type A par un tribunal étatique jugeant qu’une clause d’arbitrage conclue par une entité sanctionnée n’est pas applicable.

Deux autres juridictions de type B, l’Allemagne et l’Autriche, arriveraient à la même conclusion : bien qu’il n’y ait pas de précédent dans ces juridictions, elles adoptent une définition de l’arbitrabilité qui recoupe celle de la Suisse. Un litige est arbitrable s’il porte sur un intérêt économique. Or, un litige entre une entité sanctionnée et un tiers porte sur un intérêt économique. Prenons, par exemple, l’affaire opposant les chemins de fer russes à leur entrepreneur allemand, qui a conduit à l’émission récente à Moscou d’une injonction anti-procès empêchant l’entrepreneur allemand d’entamer une procédure d’arbitrage à Vienne. Le litige serait arbitrable en vertu du droit autrichien, c’est-à-dire le droit du siège de l’arbitrage. Toutefois, la sentence ne serait pas exécutoire en Russie en raison de cette injonction. En outre, elle ne serait pas exécutoire dans les juridictions de type A qui adoptent des sanctions (comme l’Italie), où l’arbitrabilité dépend de la capacité des parties à disposer de leurs droits.

De même, si l’on passe des juridictions de droit civil à celles de common law, on peut raisonnablement supposer que les sanctions à l’encontre de la Fédération de Russie n’empêcheraient pas un litige d’être soumis à l’arbitrage. La loi anglaise sur l’arbitrage, par exemple, est totalement muette sur la question de l’arbitrabilité, et les tribunaux anglais sont très réticents à accepter des exceptions affirmant la non-arbitrabilité d’un litige. Cette situation est très similaire à la situation française en matière d’arbitrage international. Il est très difficile pour un tribunal anglais de suivre l’approche selon laquelle un litige ne peut être soumis à des arbitres que s’il concerne des droits dont les parties peuvent disposer librement.

La même situation se présente aux États-Unis. En effet, l’évolution de la jurisprudence américaine au cours des quarante dernières années a été considérée comme un exemple frappant du déclin de la doctrine de non-arbitrabilité dans ce domaine.

En fin de compte, une prudence particulière et une approche au cas par cas s’imposent : l’arbitrabilité est une question très sensible pour les tribunaux nationaux, d’autant plus en raison des sanctions. Il n’est pas possible de donner une réponse univoque qui s’applique à tous les arbitrages commerciaux internationaux. Au contraire, il est nécessaire d’évaluer les caractéristiques spécifiques de la juridiction dont les lois régissent la question de l’arbitrabilité. En outre, il est nécessaire de prendre en compte le risque (ou plutôt la probabilité) qu’un litige concernant une relation contractuelle entre une entité sanctionnée et un tiers soit tranché par (i) un tribunal d’État en Russie (en raison des contre-sanctions russes), (ii) un tribunal d’État dans une juridiction de type A (car les sanctions pourraient empêcher l’arbitrage dans ces juridictions) et (iii) un tribunal arbitral dans une juridiction de type B (car les sanctions n’ont pas d’incidence sur l’arbitrage dans ces juridictions). Cela conduirait également à des décisions contradictoires et à de graves problèmes de diffusion et d’exécution.

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